La photo de mode, le parent pauvre de la photographie. Vraiment?
Un jour, dans le milieu de la première décennie des années 2000, lors d’un apéro photo dans un prestigieux café-gallery, de l'avenue Georges V, un vieux reporter baroudeur reconverti en photographe de mode conclut sa présentation par cette phrase : "La photo de mode, c'est le parent pauvre de la photographie" Provocation ou lassitude j'essayais d’ en savoir plus…
Ce monsieur était passé du théâtre de guerre, (Tchétchénie, Afganistan...etc) au sentier parisien pour réaliser des catalogues de PAP pour les sapiers du sentier. Il commenca un long monologue face à un petit groupe de fans qui buvaient ses paroles comme les succulents cocktails de l'établissement. Je fis de même et écoutais avec attention : « Dans le sentier la concurrence est rude, il faut se battre. Les clients sont durs en affaires, il faut les éduquer. Je leur dis que je suis le meilleur, je fais plein de catalogues avec leurs fripes. Après je me barre au Cap….en Afrique du Sud…pas le Cap d’Agde. Et là je fais des séries pour les magazines et de l'image bank. C’est glamour, classe et sophistiqué mais mes photos n’ont pas la force et la puissance de celles que je faisais en reportage. Je me sentais utile de témoigner et éveiller les consciences. Pour la mode c’est du pur mensonge marketing, on leur vend du rêve, de l’illusion…on manipule les pensées et les émotions des fashionatas qui courent après les derniers trucs à la mode pour se sentir exister, alors qu'à quelques centaines de kilomètre de là on s’entretue et se bat pour survivre. A la base la fashionata est superficielle…et en bossant comme photographe de mode j’ai l’impression de les rendre encore plus fashion addict. Dès que je me serasi fait assez de pognon dans la mode je me barre aux Baléares pour ouvrir une galerie d’art. »
Fin de la tirade face à un public médusé. Le point de vue provocateur de cet aventurier ne m’ayant pas laissé indifférent, j’ai décidé d’enquêter et de me faire mon propre avis.
La photo de mode : l'avis d'un sémiologue de l'image
Dans les semaines qui suivirent je participais à une conférence sur la sémiologie de l’image. Je ne m’attendais absolument pas à une telle approche du décryptage des visuels. Je pensais que le conférencier allait nous donner les codes et les techniques de la communication visuelle, pour transmettre des messages visuels. En fait, pas du tout, il nous a transmi sa méthode. « La perception d’une image est avant tout personnelle. On y est réceptif ou pas selon, son vécu, sa culture et son subconscient. De plus notre esprit est sans cesse stimulé par des messages visuels qui s'impriment dans notre cerveau et notre subconscient. Quand cette image titille notre esprit cela nous amène à la reflexion, suite à une émotion visuelle qui entraînera une action. Quand c'est le subconscient qui est solicité on ne s’en rend pas forcément compte et par la suite on peut penser que cette idée vient de nous » Je pris la parole pour lui demander un exemple concret de ce qui pouvait se passer dans la tête d’une fashionata. « le subconsient de la fashionata est continuellement alimenté par des magazines de mode, des publicité et séances de shopping. Ainsi son subconscient s'alimente régulièrement et produira des émotions à la vue de nouveaux articles. Emotion, identification, car le vêtement transcrit une part de la personnalité de la fashionata. Une certaine perception de la réalité déformée produira l'action…l'achat pour combler un vide émotionnel. Ce processus peut évidemment s'appliquer à tout être humain »
Je ne m’attendais pas à un tel raisonnement qui tient en fait plus d’une manipulation mentale que de sémiologie de l'image proprement dite.
La photo de mode : l'avis d'un mentaliste
J'ai donc continué mes investigations en assistant à la conférence d’un mentaliste. Il expliquait ses techniques de manipulation mentale pour amener son sujet exactement là où il voulait l’emmener. Les commerciaux étaient aux anges devant un tel gourou. Je posais donc la question : Comment manipuler une fashionata pour lui faire acheter un maximum d’articles. Il commença sa démonstration : « on crée une réalité altérée, on impose de nouvelles normes... en fait on crée la tendance et la fashionata suit la tendance"
Le public était époustouflé par son raisonnement. Il termina sa démonstration par un exercice de visualisation : »ne pensez pas à une femme habillée en bleu » "sachez que votre cerveau n’est pas équipé de firewall et qu'il ne perçoit pas la négation, comme il ne fait pas la différence entre l'imaginaire et le réel. La projection d’images mentales ou d’images intégrées par votre cerveau n’est pas anodin, pour le meilleur comme pour le pire. Les représentations mentales du cerveau sont très puissantes. C'est pour cela que l'on crée des ancres visuelles avec de l'illustration, de la photographie ou de la vidéo. Vous devez garder à l’esprit que votre cerveau peut être hacker comme un ordinateur et lui administrer de nouvelles normes de façon subliminale. Dans mon prochain séminaire nous aborderons le parre-feu mental pour contrer le mind control.
La photo de mode : l'histoire d'un publiciste
Peu de temps après je participais à la réunion finale d'une campagne publicitaire de PAP en agence de pub, suite à la victoire de la compétition inter-agence. Tous les intervenants étaient présents, du client au directeur d'agence. Le DA était sur le point de commencer la présentation définitive du projet au client. Il se tenait à proximité du paper board, le marqueur à double pointe en main prêt à rougher le story telling. A la surprise de tous, il commença une grande tirade qui allait donner suite à sa démission. "Tout au long de cette compétition, je me suis senti en désaccord avec mes valeurs. De part le côté novateur et caricatural de la réalité, ce projet de prêt à porter de luxe m'a ouvert les yeux sur le côté manipulateur des perceptions des prospects. La photographie de mode est un puissant kaleidoscope, utilisant de nombreux artifices : casting, maquillage, coiffure, mise en lumière, art du cadrage, retouches numériques et publications sur les bons cannaux de diffusion. Tout ces filtres brouillent la réalité objective et les capteurs sensoriels. Cela fausse les perceptions de nos prospects via les représentations mentales que nous leur suggérons. Une floppée d'émotions pousse à la consommation. J'ai toujours appliqué ce schéma lors de mes nombreuses campagnes en pensant faire du marketing. Je ne souhaite pas faire de mal surtout aux fashionata. Je parle en connaissance de cause; ma fille en est une et est devenue shopaholic. Au cours de ces dernières années je me suis fourvoyé, c'est pour cela que j'ai décidé de démissionner et de mettre mon savoir faire et mon talent au service d'une ONG."
Mot de la fin, grand silence, mine du client décomposée, le directeur d'agence prit la parole : "Je comprends ta réaction. Tu n'es pas le premier à qui cela arrive, sans doute trop de pression à gérer sur un tel dossier. Tu seras sûrement confronté à de tels dilemmes avec les ONG. Peut être reviendras-tu après t'être égaré dans les méandres de l'humanitaire. Quoi qu'il en soit nous mènerons à bien cette campagne, nous avons de nombreux stagiaires motivés pour te remplacer."
Fin de cette étrange réunion venant illustrer de façon pratique et imagée mes recherches précédentes.
La photo de mode : l'histoire du fashion-designer
Peu de temps après lors de la fashion week, et de son gala dînatoire trop VIP et ultra confidentiel sous la pyramide inversée du carrousel du Louvre. Une jeune étoile de la mode montante était à l'honneur. Un créateur de mode à la page, (dans les pages des plus grands magazines de mode) toute une petite cour gravitait autour de lui dans l'espoir d'avoir la chance de collaborer avec lui et de se hisser sur les plus hautes marches des podiums.
Quelque peu pompette et désinhibé par les effets de l'open-bar il nous raconta son histoire : "Quand je suis arrivé à Paris pour étudier dans une des plus grandes école de stylist designer, j'ai rapidement intégré les plus grandes maisons de couture de la capitale, avant de créer ma propre marque. Je me plais à évoluer dans le milieu de la haute couture, créer des tendances, de nouvelles normes esthétiques. Ma créativité est sans limites et très appréciée dans les sphères de la haute couture. Mes idées et mes tendances sont reprises de façon diluées dans l'industrie du PAP. Même si ces gens là ne seront jamais mes clients, c'est toujours plaisant de les voir désirer, réclamer mes concepts. Mes tendances conceptuelles créent une coercition volontaire à différents niveaux sociaux de la société sur la façon de s'habiller. Ne jamais suivre la tendance, juste se contenter de la créer, telle est ma devise."
Subjugué par un tel discours l'espace d'un instant, j'aurais adoré collaborer avec cette étoile montante de la mode. Soudain, un effet flashback me rappela l'avis du publiciste, qui avait marqué mon esprit au sujet de ses valeurs bafouées. Mes valeurs photographiques n'étant pas en adéquation avec celles de ce fashion designer, je pris l'initiative de m'éloigner du groupe.
La photo de mode : le choix du photographe
"C'est bien mais cela ne correspond pas à l'esprit du magazine" Phrase universelle utilisée par la plupart des magazines de mode pour ne pas donner suite à une éventuelle collaboration.
Les magazines de mode dépendant de grand groupe de presse sont généralistes et s'adressent aux grands publics pour diffuser en masse les nouvelles tendances à suivre pour le bien commun. Quant aux magazines de mode indépendants ils s'adressent à un public de connaisseurs avertis, chercheurs de tendances et à la découverte de nouveaux talents. Ce sont des laboratoirs expérimentaux de tendances. Un terrain d'expérimentation rêvé pour les photographes de mode à qui on laisse souvent carte blanche pour affirmer leurs style et leur esprit photographique. Souvent il s'agit de collaboration éphémère afin que le style du photographe ne prenne pas le dessus sur l'identité du magazine.
Tel un rédacteur en chef de magazine indépendant, le client en quête d'un photographe déterminera son choix en fonction du style photographique de celui-ci ainsi que son regard et son aptitude à scénariser le story-telling et à mettre en lumière les valeurs de son entreprise.
La photo de mode et la fibre morale
Toutes mon expérience et mon vécu m'ont rapidement fait prendre conscience de la puissance des images. Il faut garder à l'esprit que la plupart des photographies de mode et de publicité contiennent souvent des représentations inconscientes symboliques des archétypes qui ne sont ne sont même pas décodés par le spectateur mais imprimés dans le subconscient de celui-ci. Le sémiologue et le mentaliste avaient donc raison. Il en va ainsi du devoir de chaques photographe de travailler sa fibre morale afin de réaliser des visuels en accord avec son regard et son éthique même lorsqu'il s'agit d'un travail de commande pour un client. Il est important de partager les mêmes valeurs, pour une parfaite réussite en symbiose comme le fameux esprit du magazine. Esprit aussi appelé tendance, tendance pouvant être déclinée en fonction du public ciblé comme je l'illustre à travers ce post sur six images de la femme en bleu.
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